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Médiation culturelle : ne pas laisser les « tout-petits » au bord de la route
Rendre les musées accessibles aux « tout-petits » ne relève pas de l’utopie ! Du moins, c’est ce que plaide Sandrine Lesage, convaincue de l’enjeu social qui se cache derrière l’accueil des 0 à 6 ans. Médiatrice culturelle et guide conférencière pendant près de huit ans pour le musée d’histoire de Nantes, elle a fondé sa propre structure, l'Odyssée Curieuse, en 2018. Elle propose depuis des prestations de médiation, d'accompagnement de structures et de formations. C’est dans ce cadre qu’elle a sollicité ARTES pour la création d’un module sur l’éveil artistique et sensoriel des plus jeunes. Elle nous explique sa démarche, et des stratégies de médiation simples pour l’accueil de ce public perçu comme difficile.

Les « tout-petits » ne sont, a priori, pas les visiteurs que l’on imagine dans un musée. Pourquoi t’y es-tu intéressée ?
« Je suis partie du constat que dans les musées, et dans le milieu culturel de manière générale, il n'y a pas grand-chose de proposé pour les moins de 4 ans. C’est un public assez peu ciblé par les institutions, même si cela a tendance à changer ces dernières années. Je me suis dit qu'il y avait un vide à combler. Cette idée s'est développée au fil de mon parcours, notamment suite à une expérience au Canada qui a été assez essentielle pour moi, dans un musée d'art, l’Art Gallery of Alberta, à Edmonton, en 2012-2013. Là-bas, mes collègues commençaient à s'adresser aux tout-petits. Elles avaient des studios artistiques où elles proposaient des ateliers spécifiques. Ça m’a beaucoup inspirée.
De manière générale, au Canada, les médiateurs culturels ont l’habitude de plus mettre l'accent sur l'expérience que sur la connaissance. C’est le cas dans les pratiques professionnelles, mais aussi pour les visites culturelles. Elles sont conçues comme des explorations, et le médiateur va vraiment rendre le public acteur de ses découvertes. Ça, c’est quelque chose qui peut s’adapter à tous, mais c’est encore plus vrai pour les 0 à 6 ans. »
Quelles sont les spécificités de la médiation auprès de ces très jeunes publics ?
« L'idée, c'est vraiment de les impliquer, de les faire participer au maximum. Et cela passe par l’expérience sensorielle, notamment pour les 0-3 ans. Ce sont des publics qui découvrent le monde par le biais de tous leurs sens, et notamment le toucher, qui est vraiment très important. Ça peut être aussi l'odorat, l'ouïe, ou encore le goût, même si c'est parfois un petit peu plus difficile à mettre en place. Pour les tout-petits, aussi, la mise à la bouche est un moyen de découvrir l’environnement. Effectivement, cela peut paraître antinomique avec le monde des musées, mais c’est à nous, médiateurs, d’ouvrir des passerelles. On ne parle pas de toucher les œuvres d'art, mais d'autres matériaux, matières, objets, qui vont les leur faire découvrir autrement. La manipulation, ça va vraiment être un élément clé dans la médiation. Cela peut passer par de la peinture, du collage, ou du modelage… L’idée, c’est de leur donner accès à une expérience sensible, comme le ferait un peintre ou un sculpteur. »
« Créer une forme d'habitude afin que l'enfant puisse retourner avec plaisir dans un lieu de culture, sans en avoir peur »
En quoi c'est important pour les tout-petits, d'être éveillés à l'art ?
« Les bénéfices ne sont encore pas tout à fait reconnus, et je pense que c'est pour cela que les lieux culturels ou les musées ont mis du temps à se tourner vers ce public. Aujourd’hui, on voit très bien la nécessité de l’éveil culturel à partir de 6 ans, l'âge où on rentre à l'école primaire. Avant, c'est encore parfois discuté. Mais l'idée, c'est de proposer une expérience qui leur permettra de se familiariser avec les lieux culturels. Pouvoir créer une forme d'habitude afin que l'enfant puisse retourner avec plaisir dans un lieu de culture, sans en avoir peur. Pour le très jeune public, franchir les portes d'un musée, ça ne va pas forcément être de faire découvrir le nom d'un artiste, d’un mouvement, d’une période. C’est vraiment une expérience, et un moment à partager. Car quand on parle des tout-petits, c'est évidemment indissociable de l'entourage. L’enfant ne viendra jamais seul au musée. On va chercher à lui faire partager une expérience avec les adultes qui l'accompagnent, que ce soit les professionnels de la petite enfance, ses parents, grands-parents, ou encore une baby-sitter. »
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Il y a des choses qu'on peut mettre en place facilement ?
« En formation, ce que je mets en avant nécessite des stratégies de médiation assez simples, avec principalement des matériaux du quotidien. On parlait juste avant des différents sens, cela peut être du tissu à toucher, des odeurs via des huiles essentielles, mais aussi des objets qu'on va trouver directement dans la maison. J'axe beaucoup mes ateliers autour des matériaux de récupération, du recyclage. En médiation, il y a plein de choses à faire quand on fait preuve de créativité.
Ensuite, il y a l'attitude que l’on peut adopter, ce sur quoi je vais mettre l'accent dans la formation. Les médiateurs culturels ont encore parfois peur de s’adresser à ce public qui sort des codes. Mais il existe des manières de s'adresser aux tout-petits qui vont permettre d'être plus à l'aise, de casser cette idée que c'est un public difficile. C’est vrai qu’il ne va pas répondre à nos questions, ce qui peut être extrêmement déstabilisant. L'idée, c'est d'aller au-delà de cette potentielle crainte, et d'avoir des astuces pour pouvoir s'adresser à eux plus facilement. »
Tu veux dire que même s’ils ne parlent pas, les tout-petits peuvent être réceptifs à ce genre d’ateliers ?
« Exactement. Mais cela va vraiment passer par les éléments du quotidien. C'est une des clés pour toucher le tout petit. Ça peut être les animaux, la nourriture, les moyens de transport... Quelque chose qu’il rencontre, qui l’intéresse, et qui va permettre de faire des associations. Par exemple, un tableau représentant un chien : on peut lui inventer une histoire, lui donner un nom, s'imaginer qu'on le caresse, qu'il aboie… Et éventuellement, une fois de retour à la maison ou à la crèche, une reproduction de ce tableau va pouvoir éveiller des choses. L'enfant pourra s'en rappeler. Donc, même s'il ne va pas forcément apprendre des éléments du domaine de l'histoire de l'art, il va découvrir le monde à travers l'art. »
« La nourriture culturelle est extrêmement importante dans la construction de l'enfant »
Tu l’as évoqué tout à l'heure, mais cela peut aussi faciliter le fait qu'ils reviennent d’eux-mêmes au musée plus tard ?
« C’est possible, même si on ne peut pas le garantir. Il faut casser cette image du musée vu comme un lieu sacré où l’on n'oserait pas entrer, en faire un endroit où l’on trouve des images familières. S’il y a de plus en plus d'intérêt pour le très jeune public, c'est notamment grâce au rapport de Sophie Marinopoulos, une psychologue spécialisée dans la petite enfance qui a rendu un rapport au ministère de la Culture en 2019 où elle parle de santé culturelle, au même titre que des besoins comme se nourrir, se laver, etc. La nourriture culturelle est extrêmement importante dans la construction de l'enfant. »
Pour les musées, il y a donc aussi un enjeu de former les publics de demain ?
« De les former, et de répondre aux directives du ministère de la Culture qui, depuis le rapport de Sophie Marinopoulos, engage vraiment à s'adresser à ces publics-là, ne pas les laisser sur le bord de la route. L'idée, c'est vraiment de s'adresser aux publics dès le plus jeune âge, et par ricochet, de s'ouvrir à d'autres générations. Comme on le disait avant, accueillir le tout petit, c’est aussi accueillir les familles, la crèche, le relais petites enfances. Tout cela fait du musée un lieu plus inclusif, de manière générale. »
Est-ce que tu dirais qu’il y a un enjeu social à éveiller les plus jeunes à l’art ?
« Effectivement. L’éveil à l'art va participer au fait que tout le monde se retrouve sur un pied d'égalité dans l'accès à la culture. C’est quelque chose que l’on va d’ailleurs retrouver dans le rapport de Sophie Marinopoulos, avec cette notion de santé culturelle. D’une certaine façon, cela peut être une manière de réduire les inégalités d'un point de vue social. »
À consulter : notre formation « Éveil artistique et sensoriel : impliquer les « tout-petits » en milieu muséal ou culturel ». Mais également nos autres modules en médiation culturelle, animés par Julie Legrand :
- « S'approprier les bonnes pratiques pour une médiation réussie »
- « Face à face avec les publics en situation de handicap »